Yorg – 1

La voiture avait d’abord trouvé un terrain favorable et ils avaient aisément distancé les You-Has. Cependant, à plusieurs reprises en atteignant une crête, Yorg avait découvert que les cavaliers noirs ne se décourageaient pas. Il est vrai que dans la terre meuble de la prairie, le véhicule laissait des traces très aisées à suivre.

Un peu plus loin, ils avaient dû ralentir, puis louvoyer pour franchir une zone de buissons, et les cavaliers avaient regagné une partie du terrain perdu. Pas assez pour inquiéter Yorg ou son compagnon, mais suffisamment pour qu’ils ne puissent décider de s’arrêter, ou de retourner vers les autres voitures : ramener plusieurs dizaines de You-Has déchaînés vers Rork, Kerbona et les autres n’était pas la meilleure des solutions.

Ils avaient dépassé l’extrémité du lac et longeaient maintenant la vallée où coulait la rivière qui jaillissait du pied du Grand Mur. Un instant Yorg fut tenté d’indiquer à Hou comment y descendre. Entre les arbres, il apercevait quelques pans de murs ou de palissades et savait donc que Grodon avait continué à développer les défenses du village. Mais il semblait que les Hommes-du-Vent et les You-Has vivaient toujours en paix et il n’était pas question de rompre cette trêve en se réfugiant dans le village.

Ils n’avaient donc d’autre solution que continuer leur route vers le soleil couchant.

Il y eut un gémissement derrière eux. Le garçon revenait à lui. Yorg se retourna juste à temps pour éviter un coup du couteau qu’il avait négligé de prendre au prisonnier. Il le désarma facilement : ce n’était qu’un enfant, et il avait encore l’esprit embrumé par le coup qui l’avait endormi. Il fallut cependant plusieurs minutes pour que le jeune You-Ha comprenne que la lutte était désespérée et accepte la défaite. Il s’installa alors très droit sur la banquette, ses petits yeux vifs allant de Yorg à Hou, en passant par les cadrans du tableau de bord et tout ce qui l’entourait.

— Comment t’appelles-tu ? demanda Yorg.

Il n’obtint évidemment aucune réponse, la langue des You-Has étant bien différente de la sienne. Il essaya celle de Rork, puis celle des Nièpps et enfin le langage tching, toujours sans le moindre résultat.

Ce n’était pas pour le décourager. Il avait appris à maîtriser les autres langues, celle-ci ne serait qu’un effort supplémentaire. Et ce ne fut pas pour le plaisir de la conversation qu’il s’évertua à communiquer avec Torkiz – ils avaient atteint, puis même dépassé le stade des présentations – jusqu’au coucher du soleil. Les You-Has étaient un ennemi dangereux et plus il en saurait sur eux mieux ce serait.

Ils roulaient toujours lorsque la nuit tomba. Hou alluma les phares. La plaine était peu accidentée devant eux et, à condition d’aller plus lentement, rien ne les empêchait de poursuivre leur route quelque temps de plus.

— Il va falloir s’arrêter, fit cependant le Tching après quelques minutes.

— Tu es fatigué ? Tu veux que je conduise ?

— Je suis fatigué, mais la voiture l’est aussi. Il va falloir prendre un bidon de réserve. Et il faudrait quand même songer à réalimenter le gazogène.

Yorg réfléchit un instant.

— Tu peux rouler avec les phares éteints ?

Hou eut une moue dubitative.

— Pas très vite, et ce sera tout de même dangereux.

— Éteins-les. Ils se voient de fort loin.

Hou obéit, tout en ralentissant notablement. Il leur fallut un moment pour se réaccoutumer à l’obscurité qui n’était heureusement pas totale, le premier croissant d’une nouvelle lune brillant dans le ciel.

Quelques instants plus tard, Yorg indiqua au Tching de tourner sur la gauche. Ils étaient à ce moment sur une crête couverte d’herbe rase où leurs traces se marqueraient moins.

— Roulons encore dix minutes, fit le Yagrr. Je crois que nous aurons semé provisoirement nos poursuivants. S’ils s’obstinent, ils retrouveront nos traces demain, mais il y a peu de chances qu’ils nous rejoignent durant la nuit.

Ils se relayèrent cependant pour monter la garde. Il avait aussi fallu attacher Torkiz, qui avait tenté de s’échapper dès le véhicule arrêté.

— On devrait le laisser filer, fit Hou. C’est peut-être simplement pour le récupérer qu’ils nous poursuivent…

— Ils n’ont pas pu le voir. Et je veux profiter de l’occasion pour apprendre à communiquer. Je connais déjà une dizaine de mots. Quelques jours de plus et on se comprendra…

— Ouais. Il te dira à quel point il t’apprécie, surtout enfilé sur une broche et rôti à point, grommela le Tching à qui les autres avaient expliqué – avec quelques exagérations horrifiques – les habitudes alimentaires des You-Has.

 

Le lendemain ils repartirent un peu avant le lever du soleil. Ils avaient profité de leur temps de veille pour tailler des monceaux de copeaux et ne devraient pas puiser les précieuses réserves de pétrole avant quelques heures. C’était Yorg qui conduisait, avec Torkiz comme passager sur le siège avant. Derrière, Hou surveillait les alentours, debout sur la banquette et la tête émergeant du toit dont il avait détaché une plaque de tôle. Le jeune Malahim – c’était le nom que se donnaient les You-Has – avait les mains liées pour lui éviter toute tentation de s’attaquer à Yorg ou de s’enfuir.

— Ils sont toujours sur notre piste, fit remarquer Hou au bout de quelques minutes. Ou plutôt, ils cherchent à la retrouver. Ils se sont séparés en plusieurs groupes, et je viens d’en voir une dizaine tout près de l’endroit où nous avons passé la nuit.

— Je crois que voici de quoi les semer, fit remarquer Yorg.

Il obliqua légèrement sur la droite et, après quelques cahots, le véhicule se retrouva sur une étroite zone pierreuse filant tout droit sur la plaine.

Au bout de quelques instants, Hou quitta son poste d’observation pour se pencher à l’extérieur du véhicule et regarder le sol.

Il finit par se redresser.

— On dirait une route de pierre, comme celles de l’Empire, fit-il.

— Il y a beaucoup de traces du passé. Des murs effondrés, des collines de pierres entassées les unes sur les autres.

Yorg songea aux cavernes au-dessus du sol où les Hommes-du-Vent s’étaient réfugiés pour faire face aux Malahims juste avant que les Yagrr et les Peaux-Douces n’arrivent à leur secours. Les anciens avaient été des gens puissants et il ne fallait donc pas s’étonner qu’ils aient eu des pistes de pierre comme les Tchings.

Il ralentit et sauta du véhicule sans arrêter le moteur. Après avoir fait quelques pas, il regarda derrière eux : il y avait quelques touffes d’herbe poussant entre les pierres et les roues les avaient parfois écrasées, mais la plupart commençaient à se redresser au bout de quelques minutes seulement.

— D’ici une heure, il ne subsistera aucune trace de notre passage, dit-il avec satisfaction en reprenant le volant.

— Continuons le plus longtemps possible sur cette piste, fit Hou. Nous roulons bien plus vite que ne peuvent galoper les chevaux. J’aimerais être certain de les avoir semés, et surtout pouvoir prendre un peu de repos.

Yorg l’approuva. Il y avait le lac qui les attendait, la sécurité, le repos. Et revoir les Peaux-Douces, à qui il devrait parler de bien des choses et montrer les livres qu’ils avaient emportés en s’enfuyant de chez Lorgan. Mais le lac, ce serait aussi Kaori. Il n’avait pas la moindre envie de se heurter aux tracasseries imaginées par le chef des Yagrr, sans vouloir non plus l’affronter ouvertement. Et il y aurait Lilla…

C’était un autre problème, surtout depuis qu’il avait découvert le plaisir avec Hou-Na.

Non, vraiment rien ne le pressait de regagner le lac. Si ce n’avait été l’idée que Rork ou Hou-Na pouvaient s’inquiéter de leur sort, il aurait volontiers poursuivi la découverte de cette terre des jours durant. Alors, que signifiaient quelques heures de plus ou de moins avant de rebrousser chemin ?

Autour d’eux le sol était fertile et giboyeux. Si le danger venu des Malahims disparaissait, il y aurait là de magnifiques terrains de chasse pour les Yagrr et les Hommes-du-Vent.